Interview du Docteur Bernard Darret Séhéri, directeur du centre
national de transfusion sanguine.
Fraternité Matin : Vous
venez de connaître trois mois de pénurie de sang. Et ce, malgré
la récente mobilisation des populations à la banque du sang. Comment
cette pénurie a-t-elle pu être possible ?
Docteur Bernard Darret Séhéri :
Cette période difficile que nous avons traversée, qui court du mois
de juin au mois d'août, est une période connue. Généralement, pendant
cette période-là, les étudiants et élèves qui ont leurs examens
de fin d'année et qui ont des préoccupations pour leurs vacances,
ne viennent plus donner du sang. Or, sur les 10 000 donneurs réguliers
que nous enregistrons les trois-quarts sont des étudiants et élèves.
Fraternité Matin : A part
l'Association des donneurs de sang, le Centre national de transfusion
sanguine est resté muet durant toute cette période. Pourquoi ?
Docteur Bernard Darret Séhéri :
C'est nous qui avons mis l'association des donneurs de sang en mission.
Dans le principe, le don doit être volontaire, bénévole et non rémunéré.
Un directeur de société qui va lui-même chercher à faire la publicité
ou chercher la clientèle, cela passe. On dira qu'il fait du marketing.
Chez nous, faire du marketing pose un problème déontologique. Mais
je dois avouer que cette année, ça a été dur. La population n'a
pas réagi.
Fraternité Matin : Il y
a sans doute le souvenir de la mobilisation des premiers moments
de la guerre qui a fait douter de la sincérité de votre appel ?
Docteur Bernard Darret Séhéri :
Dans cette période-là, la population ivoirienne a été vraiment sensible
à l'appel pathétique lancé par le ministre chargé de la Santé d'alors.
En deux mois et demi, nous avons collecté près de 35 000 poches
de sang.
Fraternité Matin : C'est
un record ?
Docteur Bernard Darret Séhéri :
C'est un record. Et la population effectivement a dû se dire : "
Mais, on a déjà donné du sang. Pourquoi il en manque?" Le sang frais
(labile) que l'on prélève et que l'on distribue presque immédiatement
ou après une mise en stock a une durée de vie de 35 jours. De janvier
à juillet où nous trouvions, soit 11 mois après le début de la crise,
ce don ne pouvait plus exister. Nous l'avons aussi généreusement
distribué que nous l'avons reçu, au front de guerre (pour les blessés),
dans les zones de déplacés de guerre. Abidjan qui a reçu tout le
flux des populations a eu la part du lion. Nous avons tout fait
pour qu'il ne se périme pas. Il faut souligner aussi que, généralement,
la demande est plus forte que l'offre. C'est pourquoi, au niveau
de l'Organisation mondiale de la santé, un critère est établi qui
veut que si un pays veut être autosuffisant en produit sanguin,
il faut que le nombre de donneurs soit égal à un pour cent de la
population générale. Si nous estimons qu'en Côte d'Ivoire nous sommes
16 millions (chiffre du recensement de 1998), il nous faudrait un
nombre de donneurs égal à 160 000. Or là, pour l'instant, sur le
listing de notre association des donneurs bénévoles, il n'y a que
10 000 personnes. Et ces 10 000 ne sont pas régulières.
Fraternité Matin : Revenons
sur ces trois mois de pénurie. Comment les avez-vous vécus ?
Docteur Bernard Darret Séhéri :
Nous les avons vécus surtout sous stress. Je suis médecin moi-même,
je suis pédiatre. Généralement, les pédiatres sont très sensibles
à la santé des populations, celle des enfants plus particulièrement.
Vous imaginez donc le directeur du CNTS qui vient au bureau où il
trouve une foule qui est amassée. Sa première préoccupation, c'est
de visualiser les stocks à l'informatique. Où là, il s'aperçoit
qu'il n'a pas grand'chose. Alors on est obligé d'envoyer des gens
à travers la ville pour faire des collectes exceptionnelles. Chaque
jour, c'est des collectes exceptionnelles. Et ce qu'on collecte
est inférieur à la demande. On est obligé alors de trier, de voir
ceux qui ont le plus petit taux d'hémoglobine (parce qu'il y a des
critères de gravité de l'anémie) afin de les servir en priorité
en demandant aux autres de patienter. Les personnes demanderesses
de sang ont dû attendre ici 48 heures parfois. Il y a eu des décès.
Ce n'est pas fait pour le moral du directeur que je suis. Nous avons
vécu cette situation pendant un mois.
Fraternité Matin : Pourquoi
les donneurs ne subissent-ils pas de test avant d'offrir leur sang
? Quelles sont les précautions prises pour éviter une éventuelle
contamination des receveurs ?
Docteur Bernard Darret Séhéri :
Bonne question, parce qu'il y a beaucoup de polémiques à ce niveau.
Les donneurs subissent-ils un test avant ? Non. Si en tant que gestionnaire
de ce centre je m'amusais à dire qu'il faut demander aux donneurs
de subir un test Hiv avant de donner leur sang, ce serait une très
mauvaise stratégie de recrutement. Par contre, je leur demande,
en tout cas pour ceux qui sont en bonne santé, qui ont un âge compris
entre 18 et 40 ans, qui n'ont aucun malaise, de venir donner leur
sang pour sauver des vies humaines. On leur attribue des numéros
d'identification pour qu'il y ait une certaine traçabilité du produit
qu'on leur a prélevé. Ensuite, nous entrons en laboratoire pour
la qualification biologique du sang. C'est l'examen a posteriori.
Dans le cas d'espèce, nous avons quatre marqueurs biologiques. Il
y a bien sûr le HIV, mais aussi l'hépatite B, l'hépatite C et la
bonne vieille syphilis. D'ailleurs, à l'origine, quand la banque
a commencé à fonctionner, on ne faisait que l'examen de la syphilis.
C'est beaucoup plus tard, vers 1986-1987, avec la montée en puissance
de la pandémie du sida, que nous avons commencé à nous intéresser
à cela. Si le sang que nous avons prélevé est indemne de ces marqueurs-là,
alors il est bon à être utilisé. Nous l'étiquetons alors et nous
le mettons en stock. Mais même quand il sort du laboratoire et qu'il
est analysé, nous pouvons faire aussi ce que nous appelons séparation.
Cela nous permet d'avoir les autres sous-produits du sang, surtout
les poches pédiatriques en conditionnement plus petit parce que
l'enfant ne peut pas supporter une quantité de sang adulte. On fait
donc le conditionnement en conséquence. C'est à partir de ce moment-là
qu'on sait que le sang est propre à être utilisé.
Fraternité Matin : C'est
cela le sang sécurisé ?
Docteur Bernard Darret Séhéri :
Non, non, non. En principe, tout le sang est sécurisé à partir du
moment où on observe les règles de sécurité transfusionnelle. Mais
c'est un concept qui a amené beaucoup de polémiques. C'était une
forme de traitement du sang avec des kits spéciaux. Ce type de sang,
s'il est bien traité, peut être conservé à moins 80° pendant 75
jours, voire quatre ans. On le débarrasse du plasma et on n'en garde
que les globules qu'on fait congeler. Il y a un autre kit qu'on
utilise pour le décongeler et le rendre propre à être réutilisé.
Le terme sécurisé est sorti de là. Nos devanciers qui avaient utilisé
ce procédé de traitement qui coûte d'ailleurs très cher (350 000F
pour traiter une poche de ce type contre 75 000 F pour le sang labile)
se sont trouvés là aussi face à une polémique. Il fallait recouvrer
les coûts de tous les ingrédients qui entrent dans le traitement
de ce sang. L'Etat est intervenu pour faire du social compte tenu
du pouvoir d'achat des populations et on a tarifé pour rendre le
produit accessible aux populations. La tarification a été faite
de sorte que le sang labile qu'on a en plus grande quantité soit
cédé à 3 000 F selon que le médecin prescripteur se trouve dans
un hôpital général, un CHR ou une formation sanitaire urbaine. Mais
au CHU, c'est à 8 000 F. Et dans les structures privées, c'est à
25 000 F. Par contre l'autre, et c'est ce qui faisait la polémique
puisqu'il est traité à 350 000 F et que c'était une organisation
non gouvernementale qui avait voulu faire ce type de produit était
placé à 150 000 F. Evidemment, pour nous, c'est optionnel. Mais
il y a eu tellement de polémiques que la production a été arrêtée.
Dans un souci de lutter contre la pénurie transitoire, épisodique
du sang, nous avons cherché à avoir du sang en réserve à long terme.
Nous avons fait un traitement expérimental. Nous avons 300 poches
qui sont là. Pour l'instant, nous n'avons mis aucun coût là-dessus
et cela nous a permis même de sauver certains cas. Nous l'avons
cédé au même prix pratiquement que le sang labile. C'est un joker
en quelque sorte pour sauver les cas extrêmes.
Fraternité Matin : Un mot
alors pour rassurer tous ceux qui ont pu craindre à un moment d'avoir
été contaminés par la transfusion d'un sang impropre ?
Docteur Bernard Darret Séhéri :
C'est une fausse impression. C'est même une rumeur, parce que dans
l'esprit des services de santé que nous représentons, nous ne faisons
pas de différence entre les hommes. Evidemment, celui qui a les
moyens et qui va se faire traiter dans les structures privées va
noter une différence de prix avec les tarifs en vigueur. Pour nous
qui sommes dans les structures publiques, nous ne faisons vraiment
pas de différence. La seule différence, c'est l'urgence. Que les
Ivoiriens se tranquillisent donc, le sang que nous traitons est
qualifié biologiquement (on pourrait peut-être employer le terme
" entièrement sécurisé pour tous "), qu'il soit frais ou congelé.
Il n'ont pas à craindre pour leur santé. Evidemment, vous savez,
un médicament peut être bon pour certains et moins bon pour d'autres.
S'il y a avait donc quelques réactions, quelque malaise après une
transfusion, que le médecin cherche à savoir quel est le statut
biologique de la personne transfusée plutôt que de penser que c'est
parce que ce n'est pas du sang sécurisé qu'il est dans cet état.
Propos recueillis par ELVIS KODJO
Lire l'article original : http://www.fratmat.co.ci/story.asp?ID=24969
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