Le paludisme terrasse souvent les sénégalais chez
eux, les faisant trembler de fièvre dans leurs habits, toutes les
couvertures de la maison entassées sur le corps. Il était le fardeau
le mieux partagé dans le monde puisque qu'il est venu à bout d'illustres
hommes bâtisseurs d'empires comme Alexandre le Grand. L'image d'un
pays au climat délétère "tombeau de l'homme blanc" est restée vivace,
en souvenir des ravages causés par cette maladie parmi les premiers
européens qui se sont aventurés dans les contrées sénégalaises.
Il reste surtout lié dans notre pays au casque colonial. Aujourd'hui,
son plus grand ami est la pauvreté et, nous le savons, aux frontières
de cette maladie se joue aussi la question des inégalités sociales.
Le paludisme est un ennemi familier avec lequel les sénégalais ont
appris à coexister depuis des siècles ; ils ont appris finalement
à s'en accommoder et malheureusement à le banaliser. Notre culture
tend à nous rendre sourd et indifférent à l'événement, cela tient
à la prépondérance donnée au passé et à la religion. Cette familiarité
avec la maladie est aussi due à une médiatisation excessive. Le
paludisme est à la fois support, produit et enjeu des rapports sociaux
et politiques. Support, parce que doté d'une morbidité sociale importante,
il concerne tous les segments de la population. Produit parce que
le vécu du paludisme est le fruit d'une longue socialisation et
le résultat de toute une histoire.
Ainsi, la physionomie de cette affection dans l'histoire
de notre pays révèle une intrication incessante de facteurs écologiques,
sociaux et culturels. Si le contexte épidémiologique prédispose
nos sociétés au risque paludéen, l'histoire, la culture et la politique
modifient le cours de cette prédisposition par un certain type d'agencement
de l'espace et une certaine configuration du champ social. Il est
un révélateur de la société mettant à nu ses inégalités, ses faiblesses
et ses divisions. Il enregistre et amplifie les secousses sociales.
Il constitue un champ encore plus transparent pour lire au décours
d'un forum les conflits d'intérêts et de pouvoirs des groupes en
présence. La lutte contre cette maladie constitue l'un des enjeux
les plus importants de la réflexion médicale au Sénégal, parce qu'elle
pourrait permettre à notre pays, d'affirmer ses capacités de progrès.
Il n'y a pas un gouvernement, une représentation populaire qui ne
fasse pas de la lutte contre cette parasitose une porte d'entrée,
un levier d'action de sa politique (caravane croisade contre le
paludisme, téléthon etc.). Cette affection a toujours par ailleurs,
révélé un énorme besoin des populations à participer à travers des
cadres de concertation originaux aux différentes activités du ministère
de la Santé. Des avancées significatives en matière de lutte contre
cette affection sont directement le fruit de cette équation. Avant
1980, le traitement de la maladie était relativement confortable,
reposant sur des médicaments efficaces, bien tolérés, relativement
complémentaires et permettant de développer des stratégies efficaces
face à des situations variées. Parmi ces médicaments nous avions
la chloroquine pour les accès simples, médicament bon marché accessible
à toutes les bourses, et la quinine pour les accès pernicieux ;
quinine dont la découverte grâce aux amérindiens constitua le vrai
succès dans la lutte contre cette parasitose et peut être le seul
durable. Cette pharmacopée antipaludéenne relativement stable et
jugée idéale a constitué pendant longtemps un oreiller sur lequel
malheureusement nous nous sommes endormis. Les évolutions concernant
la sensibilité des parasites et des vecteurs se sont caractérisées
par la rapidité avec laquelle elles se sont produites, par leur
complexité et leur indépendance.
L'image que donne le Sénégal aujourd'hui en matière
de santé est celle d'un pays en position instable sur le point de
venir à bout de certaines maladies (poliomyélite, ver de Guinée,
onchocercose) mais sérieusement menacé par d'autres (paludisme,
sida, tuberculose), en train de perdre son arsenal de médicaments
efficaces (chloroquine), donnant aux maladies de plus en plus d'occasions
d'apparaître ou de se propager (mauvaise urbanisation, modifications
de l'écosystème) mais payant surtout le manque général de prospective.
C'est comme si nous devons forcément passer d'un temps du "pouvoir
choisir" à une époque du "devoir choisir". L'association Fansidar/Amodiaquine
qui est préconisée en première intention dans le cadre de la prise
en charge des cas a introduit plus de problèmes qu'elle n'en a résolu.
En effet, elle ne permet pas dans le contexte actuel, de résoudre
le problème du traitement présomptif des cas par la communauté,
variante par ailleurs la plus productive de la prise en charge des
cas. C'est pourquoi, d'aucuns ont proposé le maintien de la chloroquine
à domicile.
Quant aux stratégies de prévention, en dehors de
la suppression des gîtes larvaires péri-domiciliaires, elles se
limitent aujourd'hui à l'utilisation de la moustiquaire imprégnée
d'insecticides et à la chimioprophylaxie avec le Fansidar pour les
femmes enceintes (traitement préventif intermittent). S'agissant
de cette dernière stratégie, des difficultés opératoires limitent
son efficacité. Les stratégies d'aujourd'hui seront jugées en fonction
non pas de leur faculté d'opérer un changement, mais de leur aptitude
à réaliser un progrès durable. Si les campagnes d'éducation sanitaire
ont permis d'observer une amélioration des connaissances concernant
notamment le rôle du moustique et l'intérêt des moustiquaires, cependant,
ces nouveaux savoirs n'induisent pas "automatiquement" de nouvelles
pratiques, connaître n'est pas faire. Nous devons aujourd'hui tirer
les conséquences du fait que les efforts développés, les stratégies
et les ressources extraordinaires comme elles l'ont été, sont et
continuent d'être absolument nécessaires, mais qu'elles sont insuffisantes
pour inverser la tendance actuelle de la maladie dans les toutes
prochaines années. Les défis auxquels nous sommes confrontés aujourd'hui
(écologiques, chimiorésistance, socio-culturel) nous invitent à
définir des perspectives plus rentables à court et moyen termes
et adaptées en termes de prévention, et des stratégies plus volontaristes
en terme de prise en charge. Pour une fois on peut accepter que
la réponse la plus cohérente aux besoins du moment ne soit pas forcément
celle qui ouvre les voies les plus favorables à plus long terme.
En rapport avec tout cela, des réponses résolument politiques s'imposent
face à l'urgence et aux nouveaux défis auxquels nous confrontent
la maladie. La bonne question que nous devons nous poser aujourd'hui
est la suivante et la recherche doit être configurée en rapport
: pourquoi les Sénégalais qui sont impaludés décèdent-ils ? Le délai
de prise en charge thérapeutique constitue à n'en pas douter le
facteur de risque de létalité essentiel. Ils décèdent moins du fait
de l'inefficacité des produits ou de l'inaccessibilité économique
des médicaments antipaludiques ou géographique des structures sanitaires
puisque le même taux de létalité était observé il y a de cela plus
de dix ans quand la chloroquine de coût très modeste était efficace.
Si l'on est prêt à admettre par ailleurs, que l'existence de réseaux
de solidarité tempère souvent l'ambiance de pénurie dont souffrent
les individus des ménages pauvres, le taux significatif de létalité
relatif aux personnes des milieux de catégorie sociale moins défavorisée
et les décès à domicile survenant à moins d'un kilomètre d'une structure
de santé suggèrent qu'il existe des facteurs de risque qui tiennent
davantage aux comportements spécifiques des individus qu'aux conditions
générales d'accès à une thérapeutique efficace. Toute situation
sanitaire est une situation anthropologique, c'est-à-dire l'homme
dans son environnement tissé de liens symboliques. Les termes de
"sibirou" en wolof, "pao ngal" en pulaar sont des termes génériques
qui désignent en dehors du paludisme d'autres unités pathologiques,
il y a une imprécision sémantique donc séméiologique, avec comme
corollaire la construction culturelle d'une réalité clinique. Les
pratiques en matière de paludisme s'inscrivent de ce fait, dans
un contexte qui dépasse de beaucoup la simple routine individuelle
des habitudes acquises, et les comportements individuels sont nécessairement
tributaires de ces enchaînements que nous appelons des logiques,
du fait de leur cohérence par rapport aux objectifs sociaux en fonction
desquels ils s'ordonnent.
Chacune de ces logiques est étroitement liée aux
croyances, aux représentations et aux valeurs sociales ainsi qu'aux
connaissances pratiques ou spéculatives de la communauté, en un
mot sa culture. A vouloir trop simplifier la réalité comme c'est
le cas aujourd'hui, on la caricature et l'on perd prise sur elle.
Il ne faut pas hésiter à l'aborder comme telle quelle est, c'est-à-dire
complexe et diverse. Reste à savoir comment apprivoiser cette complexité
dans une démarche de compréhension et finalement opérationnelle.
Dans ce contexte, la complexité des déterminants des recours aux
soins en cas de paludisme, impose que les réflexions sur la lutte
contre cette affection dépasse le seul cadre financier et technique,
elles doivent aussi aborder les questions de légitimité des structures,
de représentation culturelle de la maladie. En définitive, la problématique
du paludisme est globale et transversale par excellence. Elle interpelle
plusieurs catégories et touche diverses dimensions de la vie (politique,
socio-économique culturelle, etc.). Elle doit donc faire l'objet
d'une vision globale, difficilement réalisable sans la prise en
compte et le dialogue de tous les acteurs. Des liaisons intersectorielles
doivent être établies de manière à tirer le meilleur parti possible
de tous les apports. Malheureusement les secteurs de l'administration
sont très peu perméables à des logiques qui impliquent un décloisonnement
des appareils politiques et administratifs. L'intersectorialité
au niveau national reste un nœud à défaire. Une valorisation institutionnelle
de la structure de gestion du paludisme à l'image du sida, faciliterait
une concertation avec tous les segments de la nation, et pourrait
permettre d'identifier les voies concrètes d'actions adaptées à
un éventail de situations différentes et de mieux comprendre une
réalité complexe sur laquelle s'exercent des logiques multiples.
J'ai souvent exprimé mon sentiment que parmi les convaincus des
stratégies actuellement appliquées et bien sûr je me considère comme
l'un d'eux si l'on est prêt à admettre quelles sont génériques,
on n'a pas toujours une appréciation réaliste de l'urgence de la
situation, ce qui conduit à des propositions peu productives dans
l'immédiat. N'oublions pas que le paludisme est responsable d'environ
8000 décès chaque année et rien n'indique un fléchissement de la
tendance dans les dix ans à venir. (A suivre)
Par : Professeur Oumar FAYE Ministère de la Prévention,
de l'hygiène et de l'assainissement
Lire l'article original : http://www.walf.sn/contributions/suite.php?rub=8&id_art=10453
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